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ENTRETIEN AVEC JEAN ZIEGLER

Alors que la production agricole mondiale est capable de nourrir 12 milliards d’habitants. Sur 1,2 milliard de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté extrême (1,25 dollars par jour), 75% habitent en zones rurales. Rencontre avec Jean Ziegler, Vice-président du comité consultatif du Conseil des Droits de l’homme de l’ONU, ancien rapporteur spécial des Nations  Unies pour le droit à l’alimentation.

Sur 7 milliards d’habitants, 70 millions environ meurent chaque année, soit 1% de la population mondiale. Le chiffre qui dérange, c’est quand Jean Ziegler affirme qu’une personne sur deux meurt de faim ou des suites de la sous-alimentation, soit 35 millions par an, la plupart étant des enfants en bas âge dans les pays du Sud. Jean Ziegler connaît le sujet sur le bout des doigts, comme en témoignent ses ouvrages aux titres redoutables : L’Empire de la Honte (2005), La Haine de l’Occident (2008) décryptent l’horreur qu’il attribue au commerce néolibéral capitaliste. Au cours de ses missions, Jean Ziegler a observé sur le terrain les résultats de la libéralisation extrême des marchés. Son dernier rapport, Destruction Massive, Géopolitique de la faim (fin 2011, Le Seuil) développe le rôle que jouent les multinationales de l’agroalimentaire, le Fonds Monétaire International (FMI), la Banque Mondial (BM), l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), et la léthargie des gouvernants. Mais Jean Ziegler parle aussi d’un immense espoir. Car partout dans le monde, des centaines d’associations, des milliers de personnes s’éveillent à la conscience de cette injustice ; elles refusent cet état de fait et le combattent activement, ardemment.

 

 

Q – Qu’avez-vous retenu de votre rencontre avec Che Guevarra ?

Jean Ziegler – J’ai été le chauffeur du Che pour rendre service à des amis, pendant douze jours, à Genève. C’était la première conférence mondiale du sucre en 1964, il était ministre de l’industrie de Cuba. Quand je lui ai dit que je voulais partir à Cuba avec lui, il m’a pris comme un petit bourgeois idiot. Ce soir-là, le Che m’a dit, en regardant les éclairages sur la rade autour du lac Léman, devant son hôtel : « Tu vois les lumières, là-bas, c’est le cerveau du monstre. C’est là que tu es né, c’est là que tu dois te battre. » J’ai été très vexé. Mais il avait certainement raison.

 

Q – Sartre, Simone de Beauvoir…

JZ – C’est Simone de Beauvoir qui m’a recommandé de changer de prénom. Je suis né Hans Ziegler, dans une famille bourgeoise calviniste suisse allemande. Vous imaginez le contexte. J’ai rencontré Sartre et de Beauvoir à l'époque du Café de Flore. Je suis proche de l’existentialisme, mais je me différencie de Sartre. Parce que je crois en la providence.

 

Q – Et l’Abbé Pierre ?

JZ – Nous sommes restés amis jusqu’à sa mort. Imaginez la scène : quand j’ai été élu député de Genève, la ville des banques, au parlement de la confédération, il est venu soutenir ma candidature en présidant mon premier meeting électoral. Je revenais du Congo après une mission de petit employé de l’ONU.

 

 

Q – Vous dites que le FMI, la BM, l’OMC sont les principaux responsables de la mort de millions de personnes, surtout d’enfants. Comment est-ce possible ?

JZ – Ces organisations mettent en œuvre la stratégie d’accumulation, le profit des sociétés multinationales qui contrôlent le marché agroalimentaire. Ce sont des organisations d’état qui forcent les états pauvres à liquider leurs protections douanières pour livrer leur pays aux multinationales – libéralisation, privatisation des secteurs publics. Et les gouvernements sont victimes de ces lobbies, tout en étant leurs complices.

 

Q – De quelle façon ?

JZ – Par exemple, le 5 octobre 2011, Nicolas Sarkhozy, devant l’explosion des prix de l’agroalimentaire qui touche aussi la France (à cause de la spéculation sur les matières premières agricoles), annonce que le prochain G20 à Cannes sera consacré à établir des règles et des contrôles très stricts sur les aliments de base, le blé, le riz, qui couvrent 75% de l’alimentation mondiale (le riz 50%). Nicolas Sarkhozy est le Président de la France, la France est un état puissant, ce n’est pas le Swaziland ou l’Albanie. Trois semaines plus tard, les principaux chefs d’état du monde se réunissent à Cannes pour le G20. A la sortie, il n’y a pas un mot, pas une ligne sur la spéculation alimentaire dans leur déclaration. On ne sait pas s’ils l’ont évoquée. Je crois que dans les semaines qui ont suivi cette annonce, les trusts de l’agro alimentaires ont mobilisé leurs réseaux pour faire dire au Président Français qu’ils ne pouvaient tolérer qu’il se mêle des affaires du marché boursier agroalimentaire. Le Président Français s’est plié à leur volonté.

 

Q – Vous écrivez aussi que seule la demande solvable est comblée sur les marchés. Pouvez-vous expliquer ce processus ?

JZ – Normalement, l’alimentation est un bien publique, l’eau aussi. Mais aujourd’hui, elles sont devenues des marchandises. Une tonne de blé meunier, c’est comme une voiture. Dans le système néolibéral capitaliste dans lequel nous vivons, chaque marchandise a un prix qui dépend de l’offre et de la demande. Un  milliard de personnes sur terre n’ont aucun pouvoir d’achat. Dans les bidonvilles où habite 42% de la population d’Amérique latine, la mère de famille qui va à l’épicerie du coin n’a pas l’argent pour acheter un kilo de riz, elle achète juste un gobelet de riz. La soupe du soir, c’est quelques grains de riz qui flottent sur l’eau bouillante. J’ai vu de mes yeux, au Nord-est du Brésil, l’état de Maranhao, quand les enfants pleurent de faim, la mère prend une marmite dans laquelle elle fait bouillir des pierres. Elle dit aux enfants, le repas sera bientôt prêt. Et les pierres qui bouillent dans l’eau font un bruit qui endort les enfants. Chaque jour, les grands trusts mondiaux décident de qui va vivre et qui va mourir. S’il n’y a pas de grandes surfaces dans les savanes, c’est parce que les gens n’ont pas l’argent pour acheter, pas parce qu’ils ne peuvent pas en construire ou acheminer les denrées. C’est une logique absolue.

 

Q – Pensez-vous que nous assistions à une guerre moderne d’un autre type, avec la faim mondiale ?

JZ - Totalement. Déjà maintenant, pour les peuples du Sud, où vivent 4,7 milliards des 7 milliards que nous sommes, la 3ème guerre mondiale a commencé il y a longtemps. Avec les pesticides, les OGM, nous assistons à une forme de guerre du futur. On rend esclaves les pays du Sud en leur vendant à crédit des pesticides et des OGM qui détruisent leur agriculture, on les ruine par des emprunts. Les victimes sont les paysans. S’ils ne paient pas leur dette, les multinationales de l’agroalimentaire ferment le robinet quand elles veulent. C’est un piège démentiel : ils deviennent les réfugiés des bidonvilles C’est la même chose avec les agro carburants – qu’il ne faut pas appeler des biocarburants. Georges W. Bush a été l’initiateur de ce programme aux Etats-Unis, qui vise à leur donner plus d’indépendance énergétique – 61% de leur consommation de pétrole ne vient pas de leur région (Texas, Alaska, Golfe du Mexique). Les Etats-Unis veulent réduire leur consommation énergétique fossile de 20% et multiplier par 7 la production de carburants d’origine végétale. Brûler des millions de tonnes de nourriture sur une planète où toutes les cinq secondes un enfant de moins de dix ans meurt de faim, c’est révoltant. Amnesty International a lancé  le slogan : « Agro carburants – réservoirs pleins, ventres vides. »

 

Q – Quelles solutions ?

JZ - En démocratie, tous les mécanismes qui tuent peuvent être brisés. On peut arrêter le dumping agricole, interdire par une  loi la spéculation boursière sur les aliments de base, on peut voter pour le désendettement total des pays les plus pauvres, on peut tout faire. Maurice Duverger, Professeur de Droit Constitutionnel à la Sorbonne, un conservateur, pas un gauchiste, disait que les pays occidentaux sont de vraies grandes démocraties, mais seulement sur leur territoire (il est vrai qu’il peut y avoir des ratés). Les libertés publiques, les droits de l’homme, la séparation du pouvoir, la constitution du gouvernement par des élections, ce sont des réalités. Mais ces valeurs démocratiques s’arrêtent à leurs frontières. Au-delà, c’est la loi de la jungle, la loi du plus fort. Duverger parlait de fascisme extérieur. Par exemple, le Niger est le 2ème pays le plus pauvre de la planète. Il est frappé régulièrement par des famines effroyables. Pourtant, le Niger est le 2ème producteur d’uranium du monde après le Canada. Le Niger se fait exploiter jusqu’au sang par Areva, société d’état française. Son gouvernement est incapable de mettre en œuvre le moindre programme d’irrigation qui préserverait sa population de la sécheresse[1].

 

Q – Pour résoudre atteindre les 8 objectifs du millénium selon les Nations Unies (la faim étant le n°1), vous proposez de taxer de 2%  par an, les 1210 milliardaires que compte le monde…

JZ – Exactement. On obtiendrait plus de 80 milliards de dollars, de quoi éradiquer la faim mondiale. Cela prouve que les solutions existent. Tout le monde connaît la célèbre phrase du Mahatma Gandhi, « Il y a suffisamment dans le monde pour satisfaire les besoins de l’homme, mais pas assez pour assouvir son avidité. »

 

 

Lire de Jean Ziegler, « Destruction massive, géopolitique de la faim », et « L’or du maniema » (roman) aux éditions du Seuil.

 

 

Définition du droit à l’alimentation (adopté par l’assemblée générale des Nations Unies, le 16 décembre 1966).

« Le droit à l’alimentation est le droit d’avoir un accès régulier, permanent et libre, soit directement, soit au moyen d’achats monétaires, à une nourriture qualitativement et quantitativement adéquate et suffisante, correspondant aux traditions culturelles du peuple dont est issu le consommateur, et qui assure une vie psychique et physique, individuelle et collective, libre d’angoisse, satisfaisante et digne. »

 

Des chiffres qui affolent

Les 200 premières entreprises de l’agroalimentaire possèdent le quart des ressources productives mondiales.

10 entreprises (Avantis, Monsanto, Pioneer, Syngenta, BASF, Dupont, etc.) contrôlent 1/3 du marché des semences, 80% du marché des pesticides.

10 entreprises (dont Cargill), contrôlent 57% des ventes des 30 premiers détaillants du monde. Elles représentent 37% des recettes engrangées par les 100 premières entreprises productrices de denrées alimentaires et de boissons.

Denis Horman (Groupe de Recherche pour une Stratégie Economique Alternative) : 6 entreprises concentrent quelque 80% du commerce mondial des céréales, 8 se partagent environ 60% des ventes mondiales de café, 3 détiennent plus de 80% des ventes de cacao, et 3 se répartissent près de 80% du commerce des bananes.

 

 


[1] Jean  Ziegler cite dans Destruction Massive, l’étrange coup d’état du 18 février 2010, qui renforça les liens entre les dirigeants du pays et la société Areva.