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L’ARGANE DE L’INDOUZAL [1]

L’argania spinosa est un arbre étonnant qui pousse principalement au Maroc, dans une région appelée « triangle de l’argane » : d’Essaouira et Agadir, distantes de 120km, d’Agadir à Taroudant, 70km à l’est. Cette surface est évaluée à 825 000 hectares. Il s’agit d’une espèce endémique. A l’exception de la région de Tindouf, dans le sud algérien, on ne le trouve nulle par ailleurs sur terre. Des arganiers (mâles) poussent en Amérique latine, mais ils ne donnent pas de fruit. Quand on circule dans le Sud marocain, on se familiarise rapidement avec son allure particulière : un tronc court divisé très bas en grosses banches noueuses, pareil à un buisson qui aurait grandi. On reconnaît son feuillage dense formant un demi-cercle, dispersé sur les plaines, les plateaux et les collines de l’arrière-pays.

On peut tout utiliser de l’arganier : son bois pour la construction et le chauffage, les feuilles et la chair de ses fruits pour nourrir les animaux, les coques des noyaux sont un combustible bon marché pour les populations rurales, son amande, dont on extrait l’huile d’argane. Même le dépôt de l’amande est aujourd’hui recyclé en tourteaux qui servent à nourrir le bétail. Enfin, l’arganier est le dernier rempart devant la progression du désert, car il retient les terres, assurent la photosynthèse, drainent les ressources en eau les plus profondes grâce à ses racines. L’arganier possède une résistance hors du commun. S’il ne pleut pas pendant une ou deux saison, il se rétracte, perd ses feuilles, il sèche, semble mort… Pourtant, dès la première pluie, pareil au phénix, il reprend vie, reconstitue son feuillage et prépare une nouvelle récolte de fruits.

Préparation de l’huile d’argane

Quatre étapes sont nécessaires pour arriver à l’amande de l’arganier : ramasser, sécher, enlever la pulpe des fruits, concasser. Quatre étapes essentiellement réalisées par les femmes marocaines. En effet, on ne cueille pas les fruits de l’arganier. Il est nécessaire d’attendre qu’ils tombent eux-mêmes de leur branche, qu’ils soient mûrs. C’est la condition pour que les amandes (chaque fruit peut en contenir trois) atteignent leur maturité. De plus, en gaulant les fruits, on abîmerait les bourgeons des nouvelles pousses qui porteront les fruits de la récolte suivante. Grâce à ces bourgeons apparents, il est possible de prévoir la récolte d’une année sur l’autre. Les femmes collectent les fruits dans de grands sacs pesant 6 abra (ancienne mesure de pesée marocaine, 6 abra = 66 kg environ). Les fruits sont ensuite étendus sur des aires de séchages ; dans les villages, ce sont les aires de battage des céréales. Il faut alors les protéger des chèvres, très friandes de leur pulpe. Une fois séchés, les fruits sont débarrassés de leur chair et les noix sont stockées dans des silos où, dans de bonnes conditions, elles se maintiennent jusqu’à deux ans sans se dégrader. Les femmes concassent les noix pour en extraire les amandes. Les coques sont très dures. Cette phase, comme les phases précédentes, est réalisée manuellement, avec deux pierres. L’extraction de l’huile des amandes est la seule phase nécessitant une machine, une presse. Car presser les amandes manuellement nécessite de rajouter de l’eau, ce qui complique ensuite la conservation de l’huile. En effet, l’humidité accélère les facteurs oxydatifs. Une presse mécanique permet aussi de s’assurer que la température du processus ne dépasse pas les normes d’une pression à froid (de 25 à 35° en moyenne). Avec un sac de 66kg de fruits, on obtient environ 4 kg d’amandes dont on extrait 2 litres d’huile.

Dans le discours moderne, on parle d’huile de consommation et d’huile cosmétique. Au Maroc, les producteurs parlent d’huile torréfiée ou d’huile non torréfiée. L’huile cosmétique est issue des amandes non torréfiées. Elle peut aussi se consommer comme une huile de table si elle est pure. Elle présente alors toutes les vertus qui lui sont reconnues : antimicrobienne, anti oxydante, contient des acides oléiques et linoléiques, lutte contre l’acné juvénile, la varicelle, le cholestérol, la formation des rides ; elle est aussi reconnue pour nourrir le cuir chevelu, combattre les vergetures et, en la mélangeant à du jus de citron, durcir les ongles cassants. L’huile non torréfiée a un parfum très subtil, elle est moins goûteuse que l’huile dite de table, extraite des amandes torréfiées. La torréfaction lui apporte un goût rappelant l’huile de noix ; et elle est d’une couleur plus foncée. En revanche, si la torréfaction des amandes octroie plus de saveur à l’huile d’argane, elle lui ôte certaines de ses propriétés pour lesquelles elle est prisée. Si l’on veut consommer de l’huile d’argane pour ses vertus sanitaires, il est préférable d’opter pour une huile bio non torréfiée. Les grandes coopératives d’Essaouira produisent 50% d’huile de table et 50% d’huile cosmétique. Si Essaouira pilote les prix de la vente de l’argane, Agadir est la plus grosse ville productrice.

L’arganier, un arbre essentiel en danger

Depuis plusieurs décennies, la forêt d’argane du Maroc diminue régulièrement. L’arganier est menacé de disparition. L’agriculture intensive (épuisement des nappes phréatiques profondes, labourage qui endommage ses racines), la priorité à la rentabilité immédiate des sols, l’augmentation de la population, la coupe de ses branches pour fabriquer du charbon de bois, sont autant de facteurs qui contribuent à la régression de la forêt d’arganiers (de 32 à 42% entre 1994 et 2008, soit 600ha par an). Le Professeur Zoubida Charrouf, scientifique marocaine à l’origine des grandes coopératives de femmes de la région d’Essaouira, invite chaque femme qui travaille dans la fabrication d’huile d’argane à planter dix arbres par an pour renouveler la forêt. Il faut 7 ans pour qu’un arganier atteigne l’âge adulte. Il fournit alors de 60 à 100kg de fruits par an. Un arganier vit jusqu’à 150 ans, 200 ans dans le meilleur des cas. 

Utilisée depuis des siècles dans les soins traditionnels et la cosmétique, l’huile d’argane est devenue une source de revenus pour des milliers de Marocaines (on estime une population 3 millions de personnes vivant de l’argane, dont 2,2 millions vivant en milieu rural)[2]. En plus de son rôle socio-économique, l’arganier joue aussi un rôle écologique, car sa présence ralentit la désertification des zones proches du Sahara. Son exploitation participe alors au développement durable, au commerce équitable et à l’agriculture biologique.

 

Excursion dans l’Indouzal

L’Indouzal, ce sont les collines qui dominent le bassin de Taroudant, 70km à l’est d’Agadir. C’est là que s’est installé Alban, il y a de cela 5 ans. Suite à la rencontre avec Ali, un notable du village Tazrilit, il a décidé de se lancer dans la production d’huile d’argane. Ici, la production n’a rien de comparable avec les coopératives du plateau d’Essaouira. On est dans un village entouré de collines, les arbres poussent entre 800 et 1200 mètres. Au-dessus de 1300m, il n’y a plus d’arganiers. Le ramassage des fruits et la collecte des sacs interviennent avec un mois de décalage par rapport à Essaouira. Il y a aussi des difficultés à cause du terrain accidenté. Pour Alban, « Essaouira produit de la très bonne huile. Nous aurions pu nous installer là-bas, mais nous avions envie de construire un autre projet. » Environ 30 douars (villages), soit 300 femmes, participent à la collecte des fruits qui dure jusqu’à deux mois. Alban envoie lui-même son pick-up collecter les sacs qu’il paie à la réception : « Ces femmes ont travaillé, elles méritent un salaire. Nous n’attendons pas d’avoir vendu notre huile pour les payer comme c’est parfois le cas, ailleurs. Nous avons un surcoût pour le ramassage, si on compare avec les régions plates. Nous assumons ce choix. »

La petite fabrique d’Alban fournit ensuite du travail à 80 femmes du village Tazrilit, pour le concassage. Dans ce village de 850 âmes, 400 hommes ne sont présents que quelques mois de l’année : le Ramadan, l’Aïd et les autres fêtes importantes. Ils travaillent dans les grandes villes, à Casablanca pour la plupart. La fabrique d’huile est donc une source de revenues complémentaires pour leurs femmes, un petit clin d’œil humanitaire. Car en plus du travail, la fabrique d’huile finance 70% de l’électricité publique, elle fournit l’eau à une quinzaine d’habitations, elle a offert de planter 5 000 oliviers pour l’huile de cuisine. La production d’huile d’argane est certifiée bio et conforme aux règles du commerce équitable. En conséquence, 1% des sommes facturées aux acheteurs est reversé à une association pour le développement du village. « C’est assez peu, nous confie Alban, et il faut souvent compléter pour assurer des besoins très simples : la cantine de l’école, 50% du salaire d’une formatrice en tissage afin de créer de l’artisanat local et développer le tourisme dans la région. » A ce jour, la route conduisant de Taroudant à Tazrilit n’est pas sur les cartes du pays ni de la région. Et que dire des 4 derniers km de piste, certes praticables, mais dans un piteux état. Qu’à cela ne tienne ! « D’un point de vue commercial, professionnel, nos clients s’intéressent surtout à la traçabilité », affirme Alban. Car l’huile d’argane est généralement exportée vers des pays où les normes sanitaires sont très relevées. « Ici, nous maîtrisons toute la chaîne de production de A à Z. Nous savons qui ramasse, qui sèche, qui transporte, qui concasse, qui produit, qui conditionne. Les visiteurs peuvent tout voir. Ceux qui viennent à Tazrilit deviennent nos clients, ils ont confiance. » De plus, le village se prépare au tourisme rural et écologique grâce à une première maison d’hôte où l’on goûte à la paix d’une région rurale du Maroc.

 


[1] Argan ou Argane ? Le gouvernement marocain a récemment opté pour le féminin.

[2] Etude de Bruno Romagny, économiste à l’IRD, « Des souks aux marchés internationaux, la valorisation économique de l’huile d’argane marocaine : un cas d’école des contradictions du développement durable. »